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            LE SOURIRE DES GENS HEUREUX ET LE RIRE DES ENFANTS... 
           
            
          Le rideau est tombé, avec la nuit, sur une foule dont les yeux cueillirent  les pétales d’un ultime bouquet d’explosions multicolores, avant de s’éclipser,  avalée par le silence… 
Les lumières du festival se sont éteintes après dix jours de combustion  ininterrompue dans un continuel défilé de flambeaux portés à bout de bras,  comme des torches, par 600 artistes, à travers toute la ville, de Lallier au  Parc de la Bièvre,  des maisons de retraite aux cours d’école…  
Cet embrasement collectif aura illuminé des visages admirables et  bouleversants… 
Ainsi, ce vieil homme, tremblotant, qui s’approche de moi après le concert  de nos jeunes rockers à la   Résidence Jean XXIII, devant un parterre de chaises  roulantes, et balbutie… « Monsieur, puis-je chanter une chanson ? »…  Et moi, pris de court, lui tendant un micro, appelant un guitariste à la  rescousse et notre cameraman pour qu’il filme l’instant si rare d’une bossa  nova des années cinquante interprétée par un pensionnaire à la mémoire  vacillante qui répondait au cadeau que nous venions de lui faire par cet ancien  air à la mode d’il y a soixante dix ans dont nul d’entre nous ne connaissaient  les harmonies et les paroles… 
 
Tant d’images se bousculent pour que je parle d’elles…  
Je revois nos amis peintres tunisiens, au milieu de leur centaine d’œuvres  exposées devant diplomates et officiels, joindre leurs mains aux nôtres pour  trinquer à l’alliance du festival de Maharès et celui de L’Haÿ-les-Roses, avec  l’espiègle Youssef Reqiq en maître de cérémonie, sirotant son inépuisable verre  de bière comme s’il y puisait un élixir de jouvence… 
Je revois, à l’école Lallier, des grappes de gamins se faire la courte échelle  pour approcher les porte-paroles du rap de leur quartier et rythmer à l’unisson  les mots d’un langage fusionnel, dans un frénétique tohubohu, parmi les stands  de restauration où Nicole Bicharel peinait à satisfaire les demandes  anarchiques de boissons et de sandwichs… 
Je revois le poète griot, Souleymane Mbodj, à la bibliothèque, envoûter adultes  et bambins avec ses fables où les bêtes sauvages symbolisent les démons de  l’Homme que dénoncent et chassent de nos esprits la langue animiste du tamtam  et du chant…  
Je revois les artistes en herbe du Podium des Jeunes talents et, partout  dans les rues, ceux des orchestres de batucada et de steel band, ceux des arts  enfantins qui, pour la plupart, tentaient leur première rencontre avec un vrai  public et réussirent à la transformer en liesse des corps et en communion des  âmes…  
Je revois Patrick Sève, en J.F. Kennedy, se réapproprier, comme s’il l’avait  écrit lui-même, avec la foi d’une conviction inébranlable et un lyrisme  poignant, le discours prophétique du président qui devait perdre la vie cinq  mois après l’avoir prononcé… 
Je revois Stéphane Coloneaux, en Barack Obama, lumineux, descendre les marches  de la salle, à l’espace Dispan de Floran, saluer un public en folie et nous  dire avec naturel, comme s’il coulait encore de sa plume, un texte dont la  récente mais formidable actualité résonnait déjà comme la Grande Histoire…  
Je revois les danseuses de Marie-Pierre Rémy et de Sylvie Chossart se préparer  en coulisses, la peur au ventre mais le cœur tellement à l’ouvrage que je  l’entendais battre sur scène, non plus de trac mais de transe…  
Je revois l’enthousiasme des auditeurs assistant aux concerts d’Antoine  Hervé, de Luma et Vincent Bauer, de Guillaume Kervel, de Max Cilla, de Chérif  Hamani, de Rido Bayonne, avec ces groupes d’enfants qui s’agglutinaient devant  la scène du Moulin de la Bièvre  pour inviter leurs papas et leurs mamans sur la piste… et cette petite fille de  trois ans imiter les contorsions de la danse du ventre orientale face aux  mamies enrubannées !…  
Je revois les Padox semer le chaos poétique dans le Parc de la Roseraie au milieu de  quatre mariages aux couples affolés…  
Je revois au tennis couvert les trois cents élèves choristes et musiciens des  conservatoires du Val de Bièvre mouiller leurs chemises et leurs instruments,  dans une canicule équatoriale, sous la baguette d’un chef en sueur, ovationné  par 600 personnes réclamant des bis à cor et à cris… 
Je revois Rémy Tangabia me recevoir dans la Résidence Pierre  Tabanou pour me faire entendre les chants africains de son origine zaïroise, en  murmurant, timide, confus… « Monsieur… j’aimerais faire un disque…  pourrais-je avoir des danseuses le jour du concert ? »… Et moi, en  père Noël, lui répondre… « Rémy… nous sommes là pour réaliser vos  rêves »… Et je pensai en mon for intérieur que les rêves inaccomplis des  vieillards viennent de leur adolescence et les rejoignent au bout de la vie…  Ces songes hors du temps émeuvent car ce sont vraiment les derniers… Ils se  sont illuminés dans les yeux de Rémy… Il a suffit qu’on les éclaire pour qu’ils  ne s’éclipsent plus dans les ténèbres avec les larmes qui les cachent… Bravo  Rémy !… Vous nous avez émus par les mélopées de votre histoire congolaise…  Vous nous avez montré qu’entre la petite enfance et l’extrême vieillesse un  même fil d’humanité relie tous les âges et qu’on n’a pas le droit de le couper…  Nous ne vous oublierons pas…  
Je revois ces grandes tablées de camarades techniciens et les fins de  soirées chahuteuses et fraternelles où nous reprenions des forces après notre  travail harassant…  
Je revois mes compagnons de route s’affairer, de jour comme de nuit, comme sur  un immense navire, larguer les amarres, lever les voiles, affronter tempêtes et  bourrasques, tenir le cap, réparer les avaries et repartir, pour arriver enfin  à bon port, jusqu’au feu d’artifice du dernier soir, jusqu’à cette « terra  incognita » d’un monde de partage et de fraternité qu’arpentaient des  milliers de spectateurs ivres de musiques et de lumières… 
Oui je revois tant d’expériences que nous n’avions pas vécues, tant de  choses qui n’avaient jamais existé, tant de moments de pure magie qui  s’invitèrent à l’improviste, tant de talents transfigurés par les enjeux de  notre festival, qu’il faudrait un poème rimbaldien ou un film surréaliste pour  en restituer la beauté et l’émotion telles que nous fûmes si nombreux à les  ressentir… 
Vous tous qui m’avez suivi dans cette aventure périlleuse mais ô combien  exaltante, vous qui n’avez jamais déserté le bateau et qui, jour après jour,  pendant des mois, avez donné corps à un rêve fou, je n’ai qu’une phrase qui me  vient aux lèvres pour rendre hommage à votre abnégation… « Je vous  aime »…  
          Georges Boukoff  | 
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