ÉDITORIAL
       
 
   
   
Édito N° 6 - décembre 2010  
    

 

 

"Silvia Monfort, vivre debout" une biographie de Françoise Piazza aux éditions Didier Carpentier"

"Hommage de Georges Boukoff à Silvia Monfort"

 

Françoise Piazza, écrivain, spécialiste de l'histoire du spectacle, auteur de plusieurs biographies, publiera le 12 mai, aux éditions Didier Carpentier, une biographie de Silvia Monfort, intitulée "Silvia Monfort, vivre debout".

Georges Boukoff, à la demande de Françoise Piazza, évoque le dernier spectacle sur Jean Cocteau qu'ils conçurent et jouèrent ensemble de 1989 à 1991, jusqu'à la disparition de cette grande comédienne dont le théâtre aux anciens abattoirs de Vaugirard porte aujourd'hui le nom.

 

Hommage à Silvia MONFORT, précurseur de la pluridisciplinarité au théâtre et initiatrice en France des arts traditionnels d'expression ethnique

 

Georges Boukoff rencontre Silvia Monfort à sa sortie du Conservatoire National d'Art Dramatique de Paris et interprète à ses côtés Xerxès d'Eschyle (1984), Bajazet de Racine (1986) et Les Deux voies de Jean Cocteau (1989), communiant les dernières années de sa magnifique vie de théâtre, dans la complicité d'une profonde amitié. Dramaturge et compositeur, il partagea avec cette artiste exceptionnelle la passion de la poésie, de la musique et de la danse, ainsi que le désir d'un théâtre total où coexistent toutes les disciplines. C'est en s'inspirant de son parcours créateur polyvalent et de ses découvertes pionnières dans l'histoire du spectacle où elle fit connaître en France les arts traditionnels des civilisations non occidentales, qu'il créa le Festival des Droits Humains et des Cultures du Monde de L'Haÿ-les-Roses faisant le vœu de perpétuer l'esprit du Carré Thorigny et du chapiteau des Abattoirs de Vaugirard afin qu'il demeure toujours fertile.

« Les deux voies de Jean Cocteau », ou les enchanteurs foudroyés…

 

Silvia perchée sur le piano, Krassimir Stoytchev au clavier, moi à la clarinette, enlacés par les volutes d’une musique de jazz des années vingt, aucune image ne saurait mieux traduire notre complicité vécue sur scène, auprès de Satie, Debussy, Stravinsky, Milhaud, Honegger, Poulenc, sous la baguette magique de Jean Cocteau !

Les fils invisibles de nos marionnettes sont suspendus. Il semble qu’on attende encore en coulisses que le rideau se lève, comme à l’ultime seconde d’une représentation qui n’aura plus jamais lieu. J’entends la rumeur des spectateurs, le bruissement des partitions, le silence du clavier déjà plein des musiques qui n’attendent que l’apparition du poète pour envahir nos personnages. Krassimir règle son tabouret ; Silvia sort de sa loge, frêle silhouette, happée par la pénombre, marchant vers la lumière, impatiente comme une détenue à l’heure de sa libération… Elle est pâle… Sa respiration s’entrecoupe de regards apeurés et de hoquets… On dirait qu’elle s’incarne à tâtons en cherchant du courage dans mes yeux. Je crains qu’elle n’ait assez de force pour rejoindre la scène… Je la contemple, drapée dans sa robe de Sonia Delaunay, telle une vestale prête au sacrifice mais dont la flamme peut s’éteindre d’un instant  à l’autre. Je devine, derrière le fin tissu de soie et de chair, la plaie du poumon qu’on lui a arraché, et je pense que l’épreuve du poème pourra tout aussi bien la détruire que la transfigurer… Je m’effraie du défi surhumain que chaque représentation nous jette à la face, comme un gant de fer, sans autre choix que le renoncement ou le miracle…  - « Silvia vous avez mal ?… Vous voulez qu’on attende un peu ?... qu’on reporte ? »….  - « Non ! non ! tu n’y penses pas !... tout va bien… c’est le trac… que le trac !»… Je demeure stupéfait… Comment !... Alors que sa toux la déchire, que son souffle à fleur de peau brûlante attise jour après jour le cancer qui la ronge, que la douleur lui enserre la poitrine en la tenant constamment prisonnière de ses griffes, l’héroïne, déjà en possession du rôle qui lui insuffle l’énergie d’une victoire sur son mal, ne redoute pas les effets de ses terribles symptômes… non !… elle tremble, comme une débutante, au moment d’entrer en scène, et il me faut la soutenir pour la mener jusqu’à la rampe !
Silvia n’est pas terrifiée par la maladie incurable qui lui perce le cœur ; elle est tétanisée par l’enjeu de cette formidable incarnation que Cocteau lui confie chaque soir pour assister à la métamorphose de son Verbe !

Enfin, le rideau s’ouvre ! Nous sommes comme dans une corrida que les rougeurs sanguines des projecteurs tamisent, face aux yeux braqués des spectateurs qui attendent les premiers mots de notre concerto. Le temps remonte le devenir jusqu’en 1913… Je suis Cocteau à l’âge du « Coq et l’Arlequin »… dandy, espiègle magicien qui se joue déjà de ses masques et raffole d’éberluer le naïf ! Krassimir disperse « Des pas sur la neige » de Debussy. Silvia fait apparaître les décors de l’épopée qu’elle raconte, et de ces peintures dont les motifs éclaboussent la scène, surgissent le Théâtre des Champs-Élysées, les danseurs du « Sacre du Printemps » aux bras de Diaghilev et Nijinski ! L’immense Igor déboule sur le clavier, ouvrant la cage de « l’Oiseau de feu », et nous voilà transportés sur ses ailes, survolant les plaines d’une Russie mythologique bordée par la Seine et le pont de l’Alma !

Puis, l’on traverse Paris à la cadence de « Parade » où Satie et Picasso nous croisent, débonnaires, et nous arrivons au « Bœuf sur le toit »… Alors, à quatre mains, le piano du cabaret s’enfièvre des improvisations jazz de Darius, des mélopées d’Honegger, des ballades de Poulenc. On se lance dans la geste endiablée de la Revue nègre ! Silvia trépidante, irradiée par la négritude d’une Joséphine Baker, s’empare d’un tambourin dont elle joue avec la candeur d’une enfant qui découvre ses premiers pas de danse et l’ivresse du rythme ! Nous sommes en transe… Le public tape des mains, possédé par le swing !… Il n’y a plus de spectateurs dans la salle…  La foule fait partie de notre numéro et se dandine autour des tables… Le théâtre n’est plus… Nous partageons une nuit de 1925 comme si elle était revenue nous prendre au temps où elle eut lieu afin qu’on goûte une nouvelle fois ses sortilèges !… Et puis l’aube pointe… Nous chevauchons l’espace du rêve qui, derrière les chorégraphies de l’art vivant, dessine les visions des grands morts pour que nous les restaurions avec nos propres songes…
Alors, une autre musique se lève, comme un soleil révolu éclairant les êtres auxquels le génie avait promis l’immortalité et qui se réveillent au paradis des enchanteurs foudroyés… Silvia incarne et transfigure la Mort… Elle en a le maquillage d’or, la voix ténébreuse, le regard d’hypnose, l’habit somptueusement paré des parures du deuil, et l’élégance hiératique… C’est Léone !…

Silvia affronte, seule, dans un silence de temple grec, ce monologue volcanique où tonnent les passions humaines, ce face à face entre le ciel et l’abîme, ce rituel  d’expiation qui la met aux prises avec les tourments de l’amour, les morsures du remord, les déchirures de la création ! Malheur aux héros qui, tels Prométhée, Icare, Orphée, outrepassèrent les limites de l’humain! Les créatures mortelles ne peuvent rivaliser avec les Dieux, et ceux qui eurent l’audace de croire possible ce duel interdit connaîtront la chute ! Le poème de Cocteau s’éteint dans les soubresauts d’une voix qui soulève les mots comme la pierre de Sisyphe… L’instant tragique atteint son paroxysme… Silvia halète, à bout de force, mais toujours altière comme une reine de la nuit dont l’ultime éclat étincelle au bord de ses lèvres à peine closes, alors que les Funérailles de Liszt résonnent tels des pas aux portes de l’enfer ou de la rédemption… Tout finit enfin dans la prière de cette incantation…

« Debout dormeur couché ! Dormeur couché debout !
Marche. Rejoint Léone elle ne peut attendre
Ne brise pas les fils qu’elle s’acharne à tendre
Admire un pur travail qui te reste étranger. »

Les derniers accords de la liturgie lisztienne achevaient, chaque soir, la marche funèbre d’une impossible guérison qu’un autre soir allait tenter à nouveau… Et de théâtre en théâtre, de Beaubourg à la Biennale de Venise, notre spectacle ravivait en elle la flamme d’un combat titanesque, déjouant tous les diagnostics, jusqu’au tournage du film qui nous laisse l’héritage de sa foi dans l’art et la beauté. Silvia s’échappait de son corps malade, le sanctifiait, l’immolait, le temps d’une splendide évasion en compagnie des chefs-d’œuvre d’un siècle dont elle ne verrait pas la fin. Cocteau, de l’autre côté du miroir, lui avait tendu ses longs doigts de mage pour lui faire traverser le fleuve de glace et de feu où se reflète notre aventure terrestre.

À la fin du spectacle, on se réveillait, incrédules, incertains d’être encore de ce monde, oublieux de nos rôles d’acteurs car nous n’avions pas joué… Nous étions devenus des passes muraille de l’existence, des sentinelles égarées entre les vivants et les morts, poursuivant notre tour de garde afin qu’ils ne s’étreignent plus au-delà des portes du théâtre, cette complainte aux lèvres…

« Je dors et je le sais et je sais que je rêve
Il ne tient qu’à moi seul que ce rêve s’achève
Et que Léone enfin me quitte pour toujours. »

Léone ne m’a jamais quitté. Aujourd’hui encore, je sens que me frôle, entre la veille et le sommeil, une ombre étincelante qui a depuis longtemps rejoint ses complices dans le sillage de leur transfiguration… et j’entends… - « Georges, n’oublie pas de me faire signe quand tu commences le swing… je ne veux pas louper le premier temps ! »… Et je m’écoute lui répondre… - «Ne vous inquiétez pas Silvia…  entrez dans la danse quand ça vous chante ! »...

Et la belle passante esquisse un sourire étoilé…

 
   
     

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